Comment peut-on en 2021 croire que la Terre est plate ? Existe-t-il vraiment des gens qui le croient ? Comment une telle idéologie a-t-elle pu se répandre en France depuis une dizaine d’années ? Ce sont des questions auxquelles je vais essayer de répondre ici en retraçant l’histoire de cette idéologie.
Certaines explications ont été fournies dès le début et sont évidentes. Les connaissances scientifiques d’une partie de la population sont proches de zéro. D’après un sondage cité par Christine Garwook en 2007, 55 % des Américains, soit 94 millions de personnes, ne savent pas que la Terre effectue une révolution autour du Soleil en un an. Une telle ignorance existe aussi en Europe et a servi de terreau au platisme. Les personnes qui ont diffusé cette idéologie, ceux que j’appellerai ici les gourous, ont mis le doigt sur une faille : beaucoup de gens ont entendu dire que la Terre est sphérique mais ne savent pas comment cela a été démontré. Aux USA, on pense que cette démonstration date de Christophe Colomb alors qu’elle a été faite par Aristote, qui reprenait lui-même des observations antérieures. Dans l’Almageste de Ptolémée, la Terre est au centre de l’Univers, mais elle est sphérique.
L’idéologie de la Terre plate est apparue en Angleterre au XIXe siècle grâce à Samuel Birley Rowbotham (1816-1884). C’était un médecin charlatan qui a prétendu accorder l’immortalité, ou au moins une longévité de plusieurs millénaires, grâce à des changements alimentaires. Il dirigeait à la fin des années 1830 une commune socialiste alliée au fabricant de coton gallois et réformateur Robert Owen (1771-1858). À son époque, le public s’intéressait à l’astronomie, mais il se tournait également vers les sciences alternatives, dont le mesmérisme, selon lequel on prétendait faire des guérisons grâce au « magnétisme animal », et la phrénologie, une discipline étudiant les bosses du crâne pour en déduire le caractère des gens. De plus, il existait des controverses entre la conception biblique de la Terre et la description que les géologues commençaient à en faire. Rowbotham sut utiliser ce contexte.
Pour lui, la Terre était un disque dont le centre était le pôle Nord, entouré d’une barrière de glace. Le Soleil tournait au-dessus à 7 000 miles d’altitude. La Lune était un corps semi-transparent émettant sa propre lumière et causant les éclipses de Soleil quand il passait devant lui. Les éclipses de Lune étaient provoquées par un mystérieux corps sombre. Rowbotham était un « créationniste jeune Terre » cherchant à se baser sur la Bible, affirmant que la Terre avait été créée en six jours il y a moins de six mille ans, et qu’elle serait détruite par le feu. Sa création par Dieu lui avait valu d’être le seul corps solide, le Soleil, la Lune et les étoiles n’étant que des lumières.
Presque tous les ingrédients du platisme étaient déjà en place. Rowbotham ne parlait pas de mensonge planétaire sur la forme de la Terre mais dénonçait l’astronomie newtonienne et ses mathématiques complexes. Il appelait les gens à rejeter les livres pour faire appel à l’observation directe et au bon sens. Ce rejet de l’intellectualisme est un point central du platisme. Le gourou Québécois Hewa Nenki l’a enseigné en se prétendant proche de la nature et en s’attribuant des origines amérindiennes. Le platiste est appelé à faire appel à ses sens, or la sphéricité de la Terre ne saute pas aux yeux. On peut en voir la courbure, mais cela demande un minimum d’effort et de sens géométrique. Le premier argument utilisé par les platistes est simplement que, si l’on fait abstraction des reliefs, l’horizon apparaît toujours plat.
Mis à part dans quelques sectes, les chrétiens se sont toujours accommodés de la sphéricité de la Terre. Rappelons que Galilée a été condamné par l’Église parce qu’il soutenait l’héliocentrisme. Celle-ci n’aimait pas non plus entendre dire que l’âge de la Terre dépassait de loin les six millénaires qu’elle supposait. Même si sa description de la Terre effectuée par Rowbotham est basée sur la Bible, le titre de son livre, Zetetic Astronomy, dont la première édition remonte à 1849, n’a pas de signification religieuse. Il en donne cette explication : « Le terme zététique est dérivé du verbe grec zeteo, qui signifie chercher, ou examiner ; procéder uniquement par enquête ; ne rien prendre pour acquis, mais remonter des phénomènes à leurs causes immédiates et démontrables. Il est utilisé ici par opposition au mot “ théorique ”, dont le sens est spéculatif […] » Ce qui est théorique, pour lui, c’est l’astronomie newtonienne. Ce terme a d’abord été utilisé par des libre-penseurs londoniens. Le radical Richard Carlile (1790-1843), qui s’était déclaré athée en 1821, dirigea un réseau de sociétés dites zététiques, implanté surtout en Écosse et dans le nord de l’Angleterre. Robert Owen était comme lui un réformateur social athée, fondateur d’une utopie coopérative. C’est dans ce milieu qu’il faut chercher l’inspiration de Rowbotham, à la fois charlatan et socialiste.
Les communautés owenites avaient des salles de conférences dans lesquelles les classes laborieuses pouvaient s’instruire en sciences. Elles avaient également à leur disposition des instituts de mécanique. C’est là que Rowbotham commença à enseigner son astronomie zététique, en empruntant son pseudonyme Parallax à l’astronomie : la parallaxe est le déplacement apparent des corps causé par un changement de position de l’observateur. Rowbotham présentait une science accessible à tous, basée sur le bon sens, éloignée de l’astronomie newtonienne élitiste. Son coup de génie fut d’avoir transposé à la science les volontés réformatrices sociales d’Owen.
Rowbotham présenta son œuvre comme une défense de la religion face à la science. Cette opposition était en réalité artificielle. Même si la publication de L’origine des espèces de Charles Darwin en 1859 avait donné lieu à une célèbre controverse entre l’évèque d’Oxford Samuel Wilberforce et le biologiste Thomas Huxley, elle n’avait pas ébranlé la foi des Anglais. Dans les années 1870, ils faisaient une interprétation allégorique de la Bible. Il y avait cependant des croyants qui la prenaient au pied de la lettre. C’était le cas du protestant John Hampden (1819-1891). La lecture de l’oeuvre de Rowbotham fut une révélation pour lui. Il lui écrivit pour lui annoncer son dévouement. Alors que Parallax se comportait comme un gentleman en traitant ses détracteurs avec respect et considération, il se montrait agressif envers les scientifiques. Il fit un pari avec l’éminent naturaliste Alfred Russel Wallace (1823-1913) sur la courbure de la Terre, dont il refusa de reconnaître le résultat. Ses diffamations et ses menaces de mort contre Wallace le conduisirent en prison. L’idée d’une odieuse conspiration naquit dans son esprit : les astronomes ne se trompaient pas seulement mais mentaient et les journalistes étaient leurs complices.
Par la suite, le platisme fut clairement récupéré par des extrémistes religieux. En Angleterre, deux ans après la mort de Hampden, Lady Elizabeth Blount (1850-1935) prit sa relève en fondant l’Universal Zetetic Society. Cette femme d’origine aristocratique effectuait une interprétation littérale de la Bible. Elle affirmait que la science et la religion étaient irrévocablement opposées : un « globiste » ne pouvait pas être chrétien. L’évangéliste américain Wilbur Glenn Voliva (1870-1942) transforma la cité de Zion dans l’Illinois en sanctuaire de la Terre plate. Il était arrivé à la conclusion que la Terre était plate sans être au courant de l’œuvre de Rowbotham et s’était mis à combattre la théorie de l’évolution et l’astronomie moderne, mais il eut plus tard connaissance d’un livre de William Carpenter, un imprimeur et disciple américain de Rowbotham : One Hundred Proofs the Earth is Not a Globe, Baltimore, 1885.
En 1956, l’Anglais Samuel Shenton (1903-1971) créa l’International Flat Earth Research Society, IFERS en abrégé. Cet homme avait une conception erronée du monde qu’il n’a jamais corrigée. Il pensait pouvoir envoyer un aéroplane en altitude et le maintenir immobile dans l’atmosphère, pendant que la Terre tournait, ce qui aurait été un moyen idéal de se déplacer d’est en ouest. Il oubliait que l’atmosphère est entraînée par la Terre lors de sa rotation. Ses recherches bibliographiques le conduisirent à découvrir l’œuvre de Rowbotham, qui le convainquit que la Terre était plate et ne tournait pas sur elle-même. Son cheminement intellectuel, au départ non religieux, le transforma en un véritable fanatique. En affirmant que la Terre était sphérique, les hommes niaient son origine divine et ne tarderaient pas à être punis pour leur arrogance.
Shenton a pourtant connu les débuts de l’exploration spatiale. Le 4 octobre 1957, le premier satellite, Spoutnik, fut envoyé dans l’espace. Le 12 avril 1961, ce fut au tour du premier homme, Youri Gagarine. Shenton ne nia pas ces exploits au retentissement planétaire, mais il les considérait comme des insultes à Dieu. Il haïssait l’astronomie et l’astronautique. Quand la mission Apollo 11 se posa sur la Lune le 21 juillet 1969, il n’eut pas d’autre possibilité que de crier au mensonge. Dans les années précédentes, il avait déjà parlé de désinformation, d’endoctrinement, de lavage de cerveau et de contrôle mental. L’humanité était victime d’une grande conspiration mondiale. Malgré les lettres de soutien qu’il recevait, cet événement affecta sa santé. Il se sentait de plus en plus persécuté.
Une lettre datée du 3 décembre 1969 contenait ces phrases : « Ces vulgaires bouffons essaient manifestement de nous tromper pour le prestige qu’ils peuvent en retirer. Le film qu’ils ont produit de leur premier tir sur la Lune a manifestement été réalisé dans un studio. J’ai la nausée que les gens, en particulier les Britanniques, accordent une telle valeur aux cailloux sans valeur que ces menteurs prétendent avoir ramenés de la Lune. » L’auteur de cette lettre voulait adhérer à l’IFERS parce qu’il n’admettait pas la réalité des missions Apollo. Il était xénophobe, convaincu de la suprématie culturelle britannique et adhérait à des théories du complot. Sur quoi pouvait-on avoir des doutes à cette époque ? Sur l’assassinat de John F. Kennedy en 1963 par exemple.
En 1972, l’Américain Charles Kenneth Johnson (1924-2001) prit la succession de Samuel Shenton à la tête de ce qui est maintenant la Flat Earth Society (FES). Il appartenait à une Église protestante et considérait que la Terre était décrite comme plate dans la Bible, mais cette conviction résultait de ses propres réflexions. Sa soif de connaissances lui fit découvrir les écrits de Voliva, qui lui montrèrent comment argumenter. Il prit contact avec Samuel Shenton en 1965. À ce moment, l’IFERS avait pour président le géologue Ellis Hillman, qui ne croyait pas que la Terre fût plate mais considérait cette idée avec curiosité. Alors qu’elle n’en était pas non plus convaincue, la veuve de Shenton adouba Johnson pour être sûre que l’œuvre de son époux fût conservée. Johnson prit sa retraite et s’installa avec sa femme dans une maison délabrée du désert Mojave, pour se consacrer à sa nouvelle tâche.
Ils se voyaient comme les « servants de la Vérité de Dieu ». Pour Johnson, « La Terre est plate… Dieu existe » et « Dieu dit que la Terre est plate ». Il considérait la science comme une religion, l’opium des masses. Le XXe siècle, durant lequel elle a triomphé, était en réalité un âge des ténèbres, l’ère la plus superstitieuse de l’histoire.
« C’est à partir de cette date [1543, parution de l’œuvre de Copernic], écrit-il, que sont apparus tous les mensonges diaboliques et sataniques actuels sur la Terre, la monstruosité copernicieuse (sic), Galilée, Newton, Martin Luther… Descartes, Darwin, le faux programme spatial… toutes ces bêtes diaboliques et dégénérées sont apparues. » Il était opposé à la vivisection, considérée comme la preuve de la malveillance et de la dépravation morale de la science. S’efforçant de vivre de manière vertueuse, il était végétarien. Conspirationniste à sa manière, il croyait qu’en haut lieu, on savait que la Terre était plate ; Ronald Reagan était au courant. Il en vint à craindre que la NASA, gardienne du mensonge, envoie quelqu’un pour l’assassiner avec sa femme dans sa maison isolée du désert afin de l’empêcher de dévoiler la vérité.
Le site web de la FES donne une présentation plus policée de lui. On y lit que l’exploration spatiale et les missions Apollo sont des ruses pour tenir les gens hors de la vérité de la Bible et de sa position claire sur la Terre plate.
C’est un argument fondamental dans le platisme d’aujourd’hui, largement repris aux USA ainsi que dans le monde francophone. Convaincre une personne que la Terre est plate, c’est lui faire admettre l’existence de son Créateur. Est-ce un argument utilisé a posteriori pour justifier cette croyance, qui serait en réalité de nature conspirationniste ? Ce n’est pas impossible, mais étant donné le caractère religieux des Américains, il est inévitable qu’ils associent la Terre plate à Dieu.
Pour ceux qui sont persuadés que les élites nous mentent sur tout, la Terre plate est une véritable révélation. Eric Dubay, un jeune Américain expatrié en Thaïlande, où il enseigne le yoga et le wing chun (un art martial), a su s’adresser à eux. La diffusion de l’idéologie de la Terre plate durant les années 2010 est due à lui beaucoup plus qu’à la FES, ranimée en 2004 par Daniel Shenton – sans lien de parenté avec Samuel Shenton. Dubay est un homme instruit, qui aime écrire et a eu un Bachelor’s degree (l’équivalent d’une licence) en anglais. Mais il a aussi parcouru des nombreux ouvrages conspirationnistes, comme ceux de David Icke, un Anglais ayant commencé à s’exprimer durant les années 1990.
Dubay a autopublié son premier livre en 2012, The Atlantean Conspiracy, profitant d’un formidable outil dont Shenton et Johnson ne disposaient pas : Internet. Le cœur de son discours est le Nouvel Ordre Mondial. Une élite veut prendre le pouvoir, supprimer les États-nations et contrôler la vie de tous leurs citoyens. Les Illuminati sont bien entendu invoqués. Profondément antisémite et négationniste, Dubay arrive à faire passer Hitler pour une victime des juifs et des bolcheviques (juifs eux aussi). On y trouve aussi de l’archéologie « interdite », avec l’affirmation de l’existence de l’Atlantide, qui a donné son nom au livre, et quelques mots sur le mystère des pyramides. Plus tard, Dubay a agrégé la Terre plate à ses idées conspirationnistes. Il a publié The Flat Earth Conspiracy en 2014 puis 200 « preuves » de la Terre plate inspirées par l’ouvrage de William Carpenter, en 2015. Il n’est pas chrétien puisqu’il affirme que Jésus n’a jamais existé. Il parle de spiritualité et de pseudosciences, c’est-à-dire de croyances irrationnelles qui sont des portes ouvertes à toutes les dérives de la pensée. Il se rattache au mouvement New Age, de même que Paul Michael Bales, un autre précurseur de la Terre plate.
D’autres gourous américains se sont manifestés, comme Mark Sargent ou Rob Skiba, un vidéaste et éditeur de jeux vidéos qui trouve son inspiration dans la Bible. En 2012, il a consacré un film aux nephilim, des géants mentionnés dans ce livre. Eric Dubay, toujours actif, reste cependant une référence. Sa première chaîne YouTube a atteint les 120 000 abonnés avant d’être supprimée, mais il en a recréé une autre qui en a environ 91 000.
Un mystérieux individu ayant choisi le pseudonyme d’Epurnon Muove « Et pourtant elle ne tourne pas » a passé un temps considérable à sous-titrer ces vidéos en français. Elles sont toujours sur YouTube. La création de sa chaîne est datée du 5 avril 2015. ll a mis un terme à son activité en 2017, estimant qu’il avait effectué le travail nécessaire. Ses vidéos seraient vues, commentées, critiquées, mais on parlerait d’elles : son projet était de semer les graines du platisme. Epurnon Muove ne s’est pas trompé. La Terre plate a commencé à monter en puissance l’année suivante et c’est grâce à YouTube que j’ai connu ce que j’ai d’abord pris pour une plaisanterie. J’ai compris quelques semaines plus tard, non sans effarement, que des platistes pensaient vraiment ce qu’ils disaient. Encore maintenant, il est impossible de savoir qui est Epurnon Muove, mais je sais que son inspiration était chrétienne. Dans une exégèse de l’Apocalypse du 3 décembre 2016, il a écrit : « Aujourd’hui, les géants ont arpenté la Terre, d’anciennes civilisations ont été réduites à néant par un déluge, le darwinisme est une fraude, le scientisme une religion, la Terre est plate, l’effet Mandela prouve que la réalité n’est pas un absolu mais peut changer à volonté (celle de qui ?), et, au risque de me répéter, la Terre est plate. »
http://epurnonmuove.blogspot.com/2016/12/exegese-de-lapocalyse.html
Le fondateur de la chaîne ITV (Information Très Vraie) a poursuivi son œuvre. C’est apparemment un comédien spécialisé dans la voix off. Il a révélé son visage lors d’un procès du militant antisémitique et négationniste Hervé Ryssen, dont il partage les idées. Bien qu’il ait été invité à s’exprimer chez des platistes, il me paraît assez solitaire. Sa chaîne YouTube a été supprimée.
Il est certain que YouTube a joué un rôle de premier plan dans la diffusion du platisme. Les vidéos en ligne permettent par conséquent de cerner ce phénomène. Un chercheur de l’Université de Pennsylvanie, Shaheed Mohammed, a étudié 500 vidéos prises au hasard parmi 1 220 000 vidéos faisant référence à la Terre plate, et a constaté le poids de la religion et le déni de la science parmi celles qui défendent cette idéologie. Les idées politiques conservatrices américaines sont en revanche peu présentes. Toutefois, pour connaître véritablement les personnes qui adhèrent au platisme, il faudrait également étudier les commentaires de ces vidéos. Pour chacune, il peut y en avoir des centaines. De plus, les youtubeurs n’expriment pas forcément ce qu’ils pensent. Certains peuvent seulement chercher à obtenir des vues ou avoir des intentions parodiques.
https://www.thejsms.org/index.php/TSMRI/article/view/527
Je donne ici le portrait de quelques platistes francophones qui sont certainement sincères. Le meilleur exemple est le « Professeur Grandjean ». Il a pris son pseudonyme au physicien François Grandjean. C’est une personne sans domicile fixe au sens propre, c’est-à-dire qu’il vit dans des logements provisoires. Il connaît un peu les mathématiques et semble avoir donné des cours à domicile. Sa carrière professionnelle se résume à cela. Il a utilisé ses connaissances pour présenter les supposées incohérences de la Terre sphérique, ce qui lui a donné une réputation de sérieux. Sa chaîne a gagné environ 14 000 abonnés. Au fil du temps, il parlait de plus en plus des reptiliens, tout en révélant une personnalité xénophobe et misogyne. Ses troubles mentaux étaient évidents. Il a saccagé une agence de Pôle Emploi à coups de marteau parce qu’elle voulait le contraindre à accepter du travail, qui lui a valu d’être dans le collimateur de la justice. Depuis, il a quasiment disparu.
Le Québécois Hewa Nenki s’est efforcé de réunir autour de lui le petit monde de la platosphère. Le « chamane à plumes » a l’avantage de l’ancienneté. Il a connu l’époque où l’on se droguait au LSD. Ses contacts sont nombreux dans l’univers de la « spiritualité » et du New Age. L’éditrice québécoise Louise Courteau a publié en 2003 un livre qu’il a écrit sur les chemtrails : Les tracés de la mort. Avec Roch Saüquere, l’éditeur du magazine conspirationniste Top Secret, il s’est présenté comme un abducté, c’est-à-dire une personne enlevée par des ovnis. Il a produit peu de contenu par lui-même : il se définit comme un diffuseur. C’est lui qui a traduit en français les 200 preuves de la Terre plate d’Eric Dubay. Il organisait sur YouTube des hang out qui duraient jusqu’à huit heures d’affilé, où il invitait toute personne s’écartant de la pensée rationnelle. Plusieurs platistes s’y sont révélés : son compatriote et ancien prisonnier Dominick Masse, le Polonais Waldek, un individu vivant grâce à la fortune de sa famille, Z et No Fear, qui ont plus tard fait sécession pour inventer la Terre biplate. Elle ressemble à une pièce de monnaie, avec l’hémisphère Nord côté pile et l’hémisphère Sud côté face. Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent ou n’ont-ils inventé cette « théorie » que pour se faire remarquer ? Difficile de le savoir.
Même s’il s’efforce de se montrer sous un jour sympathique et s’il prêche l’Amour, Hewa Nenki n’a pas pu cacher son antisémitisme et son négationnisme. Il a réussi à choquer ses complices en affirmant lors d’un hang out que l’attentat du Nice n’a en réalité fait que quelques blessés. Il a l’art de tenir des propos inadmissibles : prétendre que Johannes Kepler a assassiné Tycho Brahé ou que les insectes peuvent voler non pas grâce à leurs ailes, mais parce que la gravité n’existe pas. Les platistes savent très bien que celle-ci n’est pas compatible avec une Terre plate. Aujourd’hui, Hewa Nenki n’est plus guère entendu. Il a perdu sa chaîne principale, il a séjourné un moment aux Philippines où il a été privé d’internet, et depuis son retour au Québec, il est contesté au sein de sa propre communauté.
Cyprus Star est une orpheline bipolaire hyperactive qui a un peu étudié. Elle a une formation en communication dont elle s’est servie pour se faire connaître. Attachée à la défense de l’environnement mais attirée par les vérités alternatives, elle s’est laissée convaincre par la Terre plate en 2016. Elle croit véritablement que nous vivons dans le mensonge, y compris sur la forme de la Terre, et elle appelle un changement de paradigme qui rendrait le monde meilleur. Elle défend également l’idée que nous vivons dans une simulation informatique. Elle n’est pas antisémitique et a été surprise de recevoir des insultes quand elle a publié sur YouTube une vidéo consacrée à des chanteurs juifs. Elle ignorait que son public avait de telles idées.
En juillet 2017, les discussions avec les défenseurs de la science l’ont fait abandonner la Terre plate. L’existence des deux pôles célestes Nord et Sud est impossible à expliquer. Cependant, sous l’influence de l’Américain Steven Joseph Christopher, elle est passée à la Terre concave. Cet individu se prend pour un deuxième Jésus. Cyprus Star est entrée en contact avec lui mais l’a vite trouvé insupportable car trop imbu de lui-même. Il s’est fait arrêter pour menaces de mort contre le président des USA. D’après lui, le Soleil, la Lune et les étoiles se trouvent à l’intérieur d’une Terre sphérique, dont le centre est occupé par un octaèdre. Cyprus Star pense que cette figure géométrique est Dieu. Christopher n’a pas inventé cette théorie ; elle a été exprimée pour la première fois par l’Américain Cyrus Teed (1839-1908), un messie autoproclamé qui a fondé dans les années 1870 une secte appelée l’Unité koreshienne.
À ces trois portraits, on pourrait ajouter celui commentateurs très actifs. John Gordon, l’un des plus originaux, situe le Soleil a seulement 30 kilomètres d’altitude et pense que la géographie de la Terre est décrite par les mythes. Beaucoup de commentateurs expriment de la haine et de la défiance envers les élites. « On nous ment, on nous ment, on nous ment », c’est le leitmotiv de Waldek. Le platisme est inséparable du conspirationnisme mais il y occupe une place très particulière. Les conspirationnistes accusent toujours les élites de faire du tort aux peuples : en cherchant à les exterminer, à les contrôler, en leur faisant payer des taxes indues, en les rendant malades, en enlevant des enfants pour les emmener sur Mars ou pour prélever leur adrénochrome. Mais pourquoi leur faire croire que la Terre est sphérique alors qu’elle est plate ? C’est inoffensif et cela ne change rien à la vie des gens. Le platisme est aussi la seule théorie du complot qui remette en cause les connaissances scientifiques de manière aussi radicale, d’où son accointance avec les religions, les spiritualités et les pseudo-sciences.
Erika Wehrel
Cet article est aussi paru sur La Menace Théoriste
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